Ses histoires, et beaucoup d’autres qu’on racontait de lui, la singularité de son costume, sa politesse, sa charité, ses longues prières quotidiennes, appelaient l’attention de quiconque habitait Nazareth ou y passait même un peu de temps. On faisait de lui un personnage considérable ; on cherchait à savoir pourquoi il était venu de si loin dans le pays. Il se rencontra par exemple, à la poste, avec un Frère convers d’une maison de salésiens qu’il y a à Nazareth, et fut abordé par lui.
– Vous m’excuserez, dit le Frère, mais on rapporte de vous beaucoup de choses. Je voudrais savoir si elles sont vraies,
– A quoi bon ?
– On dit qu’en France, vous aviez une bonne place…
– Laquelle ?
– Une place de comte ?
Frère Charles sourit, et répondit négligemment :
– Je suis un vieux soldat.
Les membres de sa famille correspondaient avec l’ermite, qui se faisait appeler Frère Charles de Jésus, et dont l’âme s’épurait et s’affinait dans cette vie contemplative où il avait trouvé « la paix infinie, la paix débordante ». Ses réponses sont particulièrement tendres. Sa sœur ayant perdu un petit enfant, Frère Charles les console de cette façon :
« Comme cet enfant est grand, comparé à vous, à nous tous ! Comme il nous domine !… Aucun de vos enfants ne vous aime autant, car il s’abreuve au torrent de l’amour divin… Je l’ai déjà invoqué, ce petit saint, mon neveu, un saint que je tutoie… Une mère vit en ses enfants : voilà déjà une partie de toi au ciel ! Plus que jamais tu auras, désormais, « ta conversation dans les cieux ».
Il lui écrit encore : « Dieu est le maître de nos cœurs comme de nos corps ; il nous donne, à son gré, la joie et la douleur, comme la santé et la maladie. Crois bien que c’est folie de te dire : ceci me rendra heureux, ceci me rendra malheureux, car le bonheur ou la tristesse ne dépendent pas de telle ou telle chose, mais de Dieu qui a mille millions de moyens de répandre en nous-mêmes la joie ou la douleur. »
Toute la correspondance de cette époque est de ce ton ailé, de même que ses méditations de retraite, d’où j’extrais les lignes suivantes, rappel très émouvant de l’histoire que je viens de retracer :
« Lorsque je commençais à m’écarter de vous, mon Dieu, avec quelle douceur vous me rappeliez à vous par la voix de mon grand-père, avec quelle miséricorde vous m’empêchiez de tomber dans les derniers excès en conservant dans mon cœur ma tendresse pour lui… Mais, malgré tout cela, hélas ! Je m’éloignais, je m’éloignais de plus en plus de vous, mon Seigneur et ma vie… et aussi ma vie commençait à être une mort, ou plutôt c’était déjà une mort à vos yeux… Et dans cet état de mort vous me conserviez encore : vous conserviez dans mon âme les souvenirs du passé, l’estime du bien, l’attachement dormant comme un feu sous la cendre, mais existant toujours, à certaines belles et pieuses âmes, le respect de la religion catholique et des religieux ; toute foi avait disparu, mais le respect et l’estime étaient demeurés intacts… Vous me faisiez d’autres grâces, mon Dieu, vous me conserviez le goût de l’étude, des lectures sérieuses, des belles choses, le dégoût du vice et de la laideur.
« Je faisais le mal, mais je ne l’approuvais ni ne l’aimais… Vous me faisiez sentir un vide douloureux, une tristesse, que je n’ai jamais éprouvée qu’alors !… Mon Dieu, c’était donc un don de vous… comme j’étais loin de m’en douter !
« Oh ! Mon Dieu, comme vous aviez la main sur moi, et comme je la sentais peu ! Que vous êtes bon ! Comme vous m’avez gardé ! Comme vous me couvriez sous vos ailes lorsque je ne croyais même pas à votre existence ! Et après avoir vidé mon âme de ses ordures et l’avoir confiée à vos anges, vous avez songé à y entrer, mon Dieu ! Car après avoir reçu tant de grâces, elle ne vous connaissait pas encore. Vous agissiez continuellement en elle, sur elle, vous la transformiez avec une puissance souveraine et une rapidité étonnante, et elle vous ignorait complètement… Vous lui inspirâtes alors des goûts de vertu, de vertu païenne, vous me les laissâtes chercher dans les livres des philosophes païens, et je n’y trouvai que le vide, le dégoût… Vous me fîtes alors tomber sous les yeux quelques pages d’un livre chrétien, et vous m’en fîtes sentir la chaleur et la beauté…
« Par quelles inventions, Dieu de bonté, vous êtes- vous fait connaître à moi? De quels détours vous êtes- vous servi ? Par quels doux et forts moyens extérieurs ? Par quelle série de circonstances étonnantes, où tout s’est réuni pour me pousser à vous : solitude inattendue, émotions, maladies d’être chéris, sentiments ardents du cœur, retour à Paris par suite d’un événement surprenant… Et quelles grâces intérieures, ce besoin de solitude, de recueillement, de pieuses lectures, ce besoin d’aller dans vos églises, moi qui ne croyais pas en vous, ce trouble de l’âme, cette angoisse, cette recherche de la vérité, cette prière : « Mon Dieu, si vous existez, faites- le moi connaître. » Tout cela, c’était votre œuvre, mon Dieu, votre œuvre à vous seul. »
« Le Père de Foucauld »
René BAZIN