La grâce du pardon
Lire l’évangile du dimanche VII du temps ordinaire, année C ( Lc. 6, 27-38)

« Je vous le dis, à vous qui m’écoutez : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent. » Avec ces paroles commence l’évangile de ce dimanche, « à vous qui m’écoutez », c’est-à-dire à ceux qui sont prêts à écouter le Seigneur, à être vraiment ses disciples, Il leur donne un commandement uniquement chrétien : l’amour envers les ennemis, ceux qui nous ont fait du mal, qui nous font peut-être du mal, mais aussi ceux qui nous feront du mal.
Aimer les ennemis, c’est ne pas faire ce qu’ils nous font, ne pas payer avec la même monnaie, ne pas utiliser la vengeance ; aimer les ennemis signifie pardonner ; même aller au-delà, aimer ceux qui nous font du mal signifie être bienveillant (vouloir le bien) envers eux, et pour cela le Seigneur donne toutes ces images qui montrent une générosité, mais ce sont des images qui surprenaient ses disciples, et nous surprennent nous aussi : « comment aller jusqu’à là avec l’amour de nos ennemis ? »
Il faut dire qu’il n’y a aucun autre commandement qui ait causé autant de discussion et de polémique dans l’histoire. Mais pour pouvoir l’accomplir nous devons d’abord le comprendre.
En grec, il y a trois mots différents que nous traduisons par le mot « amour » : le premier c’est « eros », qui désigne l’amour passionné, mais aussi l’amour seulement sensible, instinctif ; le deuxième c’est «philia » (amour d’amitié), l’amour pour les êtres chers : les amis, la famille, c’est aussi l’amour d’affection ; or le Seigneur dans l’évangile n’utilise pas ces deux termes pour désigner l’amour mais plutôt un troisième : « agapè », c’est celui généralement utilisé aussi par les autres auteurs du Nouveau Testament en parlant d’amour envers les autres (saint Paul, saint Jean).

Agapè ou bien son verbe dérivé, signifie un élan actif, une impulsion de bienveillance envers une autre personne, un effort de la volonté. Cela veut dire qu’avec cet amour je vais désirer le meilleur pour l’autre, je vais me proposer d’être aimable et bon envers lui, sans me soucier qu’il me fasse du bien ou du mal.
C’est dire qu’avec l’amour « éros » nous sommes comme amenés à aimer quelqu’un, l’on dit : « un tel est tombé amoureux », cela signifie qu’il n’est pas maître de cela, qu’il n’a pas pu l’éviter. Dans l’amour « philia », généralement nous aimons facilement, soit nos amis, soit nos familles, il n’y a pas un grand effort à faire.
Dans l’amour envers nos ennemis, ce n’est pas le cœur qui nous pousse, mais la volonté qui pousse le cœur et la personne tout entière. L’amour d’agapè implique une motivation, et pour être plus précis, la volonté est aussi mue par la grâce de Dieu, c’est par la grâce du Christ que nous pouvons aimer de cette manière, et pour cela ce genre d’amour est propre aux chrétiens, des disciples qui veulent vraiment écouter leur Seigneur.
Mais il y a encore d’autres aspects à souligner, et qui se montrent évidents dans l’évangile d’aujourd’hui :
La morale chrétienne est plutôt positive. C’est-à-dire qu’elle ne consiste pas trop à « ne pas faire de choses », elle consiste plutôt à les faire, la morale nous oblige à faire, à agir, à vivre les vertus. Notre Seigneur nous commande de faire (et nous, d’abord !) ce que nous voudrions que les autres fassent pour nous : « Aimez vos ennemis, faites du bien, souhaitez du bien, priez, donne à quiconque te demande… Soyez miséricordieux », il y a beaucoup plus de positif que de négatif dans ce que le Seigneur commande.
Mais nous avons aussi l’aspect de la mesure : comment mesurer le bien que je dois faire? Souvent les gens prétendent être bien « comme les autres ». Mais il ne s’agit pas de nous comparer aux autres, il faut plutôt nous comparer avec Dieu, car avoir les autres comme étalon sera toujours facile, mais nous comparer à la mesure dont Dieu fait le bien impliquera toujours un effort, un défi et nous serons toujours en manque.

Quelle est alors la finalité que les chrétiens poursuivent en agissant de cette manière? Le Seigneur nous le dit encore dans l’évangile : « et vous serez les fils du Très-Haut, car lui, il est bon pour les ingrats et les méchants. Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux ». Nous devenons semblables au Père, qui fait tomber la pluie sur les justes et les injustes. Qui est Bon avec celui qui lui obéit mais aussi avec celui qui blesse son amour. L’amour de Dieu ne fait pas de distinction, il embrasse également le juste et le pécheur.
Alors, aimer ceux qui nous font du mal ou qui nous ont fait du mal, réclame aussi le pardon, pardonner l’offense infligée par quelqu’un, ce qui parfois et souvent même demande tout un travail spirituel, du temps et la grâce de Dieu qui guérit ces blessures.
Comment définir maintenant le pardon ?
Disons d’abord ce que n’est pas le pardon :
Ce n’est pas avoir une attitude indifférente envers l’autre qui m’a fait du mal. Non plus effacer cette personne de ma mémoire et de ma vie, faire comme si elle n’existait pas, ou bien n’avait jamais existé. Alors, « ne pas conserver la rancune », c’est déjà un pas, mais ce n’est pas tout.

Pardonner ne signifie pas dire seulement « je te pardonne », parole qui est parfois chargée de mépris pour l’autre personne.
Nous ne devons pas pardonner pour la seule finalité d’être à l’aise, dans la tranquillité de conscience, il est vrai que cela peut nous aider, mais le pardon ça n’est pas encore cela.
« Pardonner » ce n’est pas excuser l’offenseur ou l’agresseur lorsqu’il a vraiment mal agi contre nous. Au contraire, il est nécessaire de reconnaître que ce qui s’est passé était mauvais, et ne devrait pas se reproduire dans la vie de quiconque.
Il ne s’agit pas de supprimer les mauvais souvenirs, mais au contraire de guérir notre mémoire.
Le fait d’accepter avec un regard réaliste ce qui est arrivé c’est quelque chose mais ce n’est pas encore le pardon.
Ce n’est pas non plus cesser d’être en colère ou cesser de haïr le coupable, parce qu’il faudrait apprendre à regarder encore d’une autre façon celui qui m’a blessé.
Finalement le pardon n’est pas non plus la réconciliation avec l’agresseur. Il y a une relation très étroite, il est vrai. Mais, le pardon peut toujours exister sans qu’il y ait une totale réconciliation. Parce que la réconciliation implique que les deux parties se demandent le pardon, chose illogique lorsqu’il s’agit de la personne qui a été blessée, et cela devient impossible si l’offenseur n’est plus dans ce monde…
Nous devons dire que le pardon signifie :
- Abandonner le ressentiment que nous avons envers celui qui nous a offensé ou blessé injustement.
- Renoncer à la revanche, c’est-à-dire, d’un côté la vengeance ou d’un autre côté, plutôt positif renoncer librement à la réparation à laquelle nous avons tous le droit selon la justice humaine si l’injustice était réelle et objective : « à qui prend ton bien, ne le réclame pas ».
- Il s’agit de faire l’effort de répondre dans le cœur avec bienveillance envers celui qui a commis la faute, c’est-à-dire avec compassion, générosité et amour. « Soyez miséricordieux… »

Il faut reconnaître qu’abandonner le ressentiment est très difficile, comme il est difficile d’accomplir les deux autres pas du pardon, et pour cela nous devons dire que l’unique chemin pour guérir complètement le ressentiment est de comprendre le pardon de façon chrétienne. Il s’agit du pardon qui nous configure au Christ et à sa croix.
Il est vrai qu’on nous a fait du mal…mais dans le mystère de sa Providence, Dieu a permis cela dans notre vie, comme Il a permis la croix et la souffrance de Son Fils Unique dans sa Passion. Comme si la Passion du Christ, sa souffrance et sa Mort avaient comme but la Rédemption de l’humanité et le salut de mon âme ; la souffrance que j’ai subie, le malheur arrivé dans ma vie sert aussi pour mon salut, c’est en quelque sorte un appel à la sainteté et pour cette raison je dois m’ouvrir à l’amour et pardonner de cœur l’autre qui m’a blessé.
Le pardon chrétien descend du Ciel, c’est un don, une grâce : « Guéris-moi, Seigneur! et je serai guéri » dit le prophète Jérémie (17,14).

Ecoutons cette belle histoire du pardon, cela est arrivé en Chine, au temps de la persécution des chrétiens racontée par un missionnaire, il a plus d’un siècle.
«Le jour du massacre une famille de huit personnes périt tout entière, sauf les deux vieillards absents. Lorsqu’après la tourmente, ils purent retrouver leur maison, elle était vide. Le vieux grand-père pensa en devenir fou. Il courait dans les rues du village, les yeux hagards, cherchant ses enfants et petits-enfants: la commotion avait été si forte qu’il en conserva un tremblement nerveux jusqu’à sa mort.
Le fait que l’assassin de sa famille était un de ses anciens élèves, aimé plus que les autres, et à qui il avait fait beaucoup de bien, le mettait hors de lui, et augmentait à ses yeux l’horreur du crime. En apprenant le retour des chrétiens, le criminel avait fui, estimant que le premier qui le rencontrerait ne pouvait pas honnêtement ne pas le tuer.
Cinq mois après, je me trouvais dans le village, quand un jour, le catéchiste, chef des chrétiens, vint me trouver: “Père, une mauvaise nouvelle. L’assassin demande à être admis à rentrer au village. Je ne puis lui répondre non. Nous n’avons pas le droit de l’en empêcher, et puis on ne peut tout de même pas se venger. On est chrétien ou on ne l’est pas. J’avertirai les familles chrétiennes et je suis sûr que tout le monde lui pardonnera de bon cœur. Il n’y a que ce pauvre vieux Wang. Comment lui faire supporter le coup? – Alors, que puis-je faire? – Il faudrait que vous, Père, le persuadiez de pardonner. – Voilà du bon travail, mon ami; enfin, on va essayer”.
J’appelai le bon Wang: “Mon ami, noblesse oblige: tu as des saints dans ta lignée, il faut être digne d’eux. – Que voulez-vous dire, Père? – Si l’assassin de ta famille revenait au village et si tu le voyais, que ferais-tu? – Je lui sauterais à la gorge”. Il faisait mal à voir.
Je lui pris les mains: “Tu sais bien ce que nous disons toujours: on est chrétien ou on ne l’est pas Tu ne lui sauterais pas à la gorge ” Il eut comme un sanglot, hésita un moment, essuya deux larmes et dit: “Allez, Père, faites-le revenir”. Et, comme je le regardais sans parler, il dit encore: “Oui, oui, dites-lui de revenir: vous verrez si je suis chrétien”.
Le soir, la chrétienté était réunie autour de moi, comme tous les soirs, dans la cour du catéchiste. C’était le bon moment de la journée. Or, il y avait quelque chose de lourd dans l’air; on n’avait pas le courage d’en parler. Le pauvre Wang était à côté de moi, tremblant et pâle. Les autres faisaient cercle devant moi, très émus. L’assassin devait venir et tous le savaient.
Tout à coup, le cercle s’ouvre. Au fond, à la lueur des lanternes, je vois l’assassin s’avancer, la tête basse, le pas pesant, comme chargé du poids des malédictions de tous ces hommes. Il vient devant moi et tombe à genoux, au milieu d’un silence affreux. Ma gorge se serrait; je lui dis avec peine: “Ami, tu vois la différence. Si nous avions mutilé ta famille et si tu revenais ici en vainqueur, que ferais-tu?” Il y eut un gémissement puis un silence. Le vieux Wang s’était levé; il se pencha en tremblant vers le bourreau des siens, l’éleva jusqu’à sa hauteur et l’embrassa.

Deux mois après, l’assassin venait me trouver: “Père, autrefois, je ne comprenais pas votre religion. Maintenant j’ai vu. On m’a vraiment pardonné. Je suis un misérable, mais pourrais-je, moi aussi, devenir chrétien?” Je n’ai pas besoin de vous dire ma réponse. Alors, il me demanda: “Père, je voudrais demander une chose impossible. Je voudrais que le vieux Wang soit mon parrain. – Mon ami, j’aime mieux que tu le lui demandes toi-même”. Quelques temps après, Wang, sans postérité désormais, acceptait comme fils spirituel l’assassin de sa famille »
Lorsque nous pardonnons, la grâce de Dieu nous transforme nous-mêmes. Peu à peu, l’amour qui remplit notre cœur déborde et peut aller jusqu’à convertir nos offenseurs. Cependant, en pardonnant aux autres, ne nous croyons pas meilleurs qu’eux. Ce serait de l’orgueil, car nous sommes des pécheurs, ne l’oublions pas. Demander pardon pour nos péchés, nos offenses contre Dieu et contre les hommes, pardonner nous-mêmes à nos offenseurs, nous fait avancer sur le chemin du bonheur éternel, nous ouvre le Ciel. Demandons cette grâce à notre Mère du Ciel.
P. Luis Martinez IVE
Pour la deuxième partie de cette homélie j’ai pris quelques idées du livre “El Camino del Perdon”, du p. Miguel Angel Fuentes IVE