En attendant cette joie de l’ouvrier successeur qui s’éloigne toujours, Frère Charles installe, – ce qui est un bien gros mot pour un propriétaire sans mobilier, – une petite maison à In-Salah. Elle lui a coûté 160 francs. Il l’a choisie en plein quartier indigène, dans le Ksar-el-Arab, tout près de la dune. Il faut bien prévoir et préparer ses haltes, car, disait-il, « si je ne suis pas curé, ce coin de terre, qui est comme ma paroisse, a 2.000 kilomètres du nord au sud et 1.000 de l’est à l’ouest, avec 100.000 âmes dispersées dans cet espace. » Pendant ce séjour à In-Salah, il continue ses études de langue targuie. Il les poursuit pendant un nouveau voyage à travers l’Adrar et le Hoggar, au cours duquel il recueille des poésies conservées par tradition orale, promettant aux indigènes un sou par vers pour les poèmes qu’on lui récitait et qu’il notait.
Œuvre de science et d’apostolat en même temps, les preuves en abondent dans sa correspondance de ce temps-là. Il ne considérait pas comme un but la possession et la vulgarisation de la langue tamacheq. Il voulait que des âmes éloignées de lui fussent mieux connues, qu’elles puissent par la traduction de l’Écriture Sainte dans leur langue, comprendre la vérité révélée, que les Pères Blancs enfin, à l’aide de sa grammaire et de son lexique, puissent les évangéliser. Encore exige-t-il dans son humilité, que son œuvre soit anonyme. La grammaire et le lexique doivent être édités par le colonel Laperrine, sans que son nom à lui soit prononcé.
En juillet 1907 le Père de Foucauld a regagné Tamanrasset. Il s’inquiète, dès son arrivée, de l’effort que fait Moussa pour islamiser le Hoggar, dans le but, du reste, d’y établir de l’ordre par l’instauration du droit musulman. L’esprit hostile, étroit, fermé des mahométans du Touat et du Tidikelt va-t-il changer le caractère confiant des Touareg, et le rendre impénétrable à notre influence ?
« Les moyens humains, écrit le Père de Foucauld le 22 juillet 1907, sont impuissants… Prière et pénitence ! Plus je vais, plus je vois là le moyen principal d’action sur ces pauvres âmes. Que fais-je au milieu d’elles ? Le grand bien que je fais est que ma présence procure celle du Saint-Sacrement. Oui, il y a au moins une âme, entre Tombouctou et El-Goléa, qui adore et prie Jésus. Enfin ma présence au milieu des indigènes les familiarise avec les chrétiens et particulièrement avec les prêtres… Ceux qui me suivront trouveront des esprits moins défiants et mieux disposés. C’est bien peu, c’est tout ce qu’on peut présentement ; vouloir faire plus compromettrait tout pour l’avenir. »
Cet homme, que la paix met au-dessus du découragement a pourtant une peine profonde. N’ayant pas de servant de messe, il ne jouit plus du privilège sublime de consacrer le corps du Christ.
La plainte s’élève, constante, dans le diaire et dans les lettres.
« 8 septembre. – Pas de messe, car je suis seul.
« 21 novembre. – Le séjour au Hoggar serait d’une douceur extrême, grâce à la solitude, surtout maintenant que j’ai des livres, sans le manque de messe.
« J’ai toujours le Très Saint-Sacrement, bien entendu ; je renouvelle les saintes espèces lorsqu’il passe un chrétien et que je puis dire la messe. Je ne me suis jamais cru en droit de me communier moi-même en dehors de la messe. Si en cela je me trompe, hâte-vous de me l’écrire, cela changerait infiniment ma situation, car c’est ici de l’Infini qu’il s’agit. »
« 25 décembre. – Noël, pas de messe, car je suis seul.
« 1er janvier 1908. – Unissez-moi à tous les sacrifices offerts en ce jour. Pas de messe car je suis seul. »
Enfin il apprend, le 31 janvier 1908, par une lettre du colonel Laperrine, son grand ami, que le privilège lui est accorde par Rome de célébrer la messe sans servant :
« Deo Gratias, Deo Gratias, Deo Gratias! Mon Dieu, que vous êtes bon ! chante l’ermite. Demain, je pourrai donc célébrer la messe. Noël ! Noël ! Merci, mon Dieu. »(Diaire, 31 janvier 1908.)
Cette joie lui venait au moment où la maladie obligeait ce travailleur acharné à cesser tout travail, et cet homme qui ne se plaignait jamais à parler de lui-même : « Fatigue générale, perte complète de l’appétit, je ne sais quoi à la poitrine, ou plutôt au cœur, qui me rend tellement haletant, au plus petit mouvement, que c’est à croire la fin proche… Je n’ai plus ni dents ni cheveux ; mes yeux, bons de loin, sont de plus en plus faibles de près. »
Un repos absolu est nécessaire. Pour le nourrir, ses amis les Touareg vont traire toutes les chèvres qui ont un peu de lait, et apportent ce lait à la cabane du marabout chrétien. Laperrine l’a su par une lettre du Père, datée du 13 janvier. Il sent la gravité de cette maladie, s’en ouvre au Père Guérin :
« Je ferai le crochet de l’Ahaggar, ou j’y enverrai le docteur, si son état s’aggrave. Il aura voulu forcer la pénitence et le jeûne, mais les forces ont des limites. Je vais lui dire des sottises et m’autoriser de vous pour lui dire que la pénitence allant au suicide progressif n’est pas admise. » (3 février 1908.)
« Il va mieux… Comme la semonce ne pourrait tout faire, nous y avons joint trois chameaux de victuailles, lait concentré, sucre, thé, conserves diverses. D’ailleurs, il sentait qu’il fallait qu’il enraye son régime d’orge bouillie, puisqu’il demande du lait… Dans tous les cas, je crois indispensable qu’à son prochain retour dans le Nord, vous lui mettiez le grappin dessus, et le gardiez un mois ou deux à Ghardaïa ou Maison-Carrée, pour qu’il refasse sa bosse, excusez l’expression saharienne. » Le Père de Foucauld se remit de cet accroc de santé. Ses lettres au Père Guérin montrent une grande vigueur de pensée et de volonté. Voici quelques lignes de l’une d’elles, datée du 1er juin 1908
« Je passe des journées à expliquer et montrer des livres d’images pieuses, ou à lire des passages du saint Évangile aux Touareg… J’ai l’intention de refaire à nouveau, l’été prochain, les traductions de l’Évangile et d’une partie de la Bible en touareg… Ce qui m’a décidé à faire des travaux de linguistique, c’est que ce grand bien de leur publication peut se faire sans que je paraisse, ni sois nommé en rien… Les efforts de Moussa pour organiser le Hoggar en royaume musulman régulier ont totalement et piteusement échoué… J’ai dit au général Lyautey qu’en quelque lieu qu’il y ait une expédition sérieuse, il n’y avait qu’à me télégraphier de venir, et que j’arriverais immédiatement. »
Et il ajoute ces belles réflexions :
« La situation des peuples chrétiens vis-à-vis des infidèles a totalement changé depuis soixante-dix ans. D’une part les infidèles sont presque tous sujets des chrétiens, de l’autre, la rapidité des communications et l’exploration du monde entier donnent accès relativement facile chez nous. De là un devoir strict, celui de christianiser…
« La pensée d’une espèce de tiers-ordre ayant pour un de ses buts la conversion des infidèles m’est venue en septembre dernier… J’ai écrit ce que pourrait être l’association ; je revois cet écrit et je le recopie.
« Pardonnez-moi, mon bien-aimé Père, de me mêler de ce qui ne me regarde pas, et d’oser, moi, vieux pécheur et tout petit prêtre, très jeune d’ordination et resté pécheur et misérable, moi qui n’ai jamais pu parvenir à rien, qui n’ai pu avoir même un compagnon, qui n’ai jamais eu que des désirs sans effet, et dont les plans de vie, constitutions, règlements, ne sont jamais restés que des papiers inutiles, d’oser vous exposer mes pensées et continuer de faire des plans. Mon excuse, c’est ces âmes qui m’entourent, qui se perdent, et qui resteront perpétuellement en cet état, si on ne cherche pas et ne prend pas les moyens d’agir efficacement sur elles. »
Dans l’été 1908, l’amenokal du Hoggar fait bâtir à Tamanrasset, qui devient un petit centre. En même temps, le colonel Laperrine installe un fort au Hoggar, à 50 kilomètres de Tamanrasset. Cet ouvrage s’appellera « fort Motylinski » parce que l’ermite refuse à son ami qu’on le baptise « fort de Foucauld ». Le colonel est en contact permanent avec l’ermite et donne à son sujet de bonnes nouvelles :
« Il met la dernière main à l’énorme travail tamacheq qu’il a entrepris ; ce travail sera excessivement complet… Il est resplendissant de santé et de gaieté… Le 29 juin, il est arrivé à mon camp en galopant comme un sous-lieutenant, à la tête d’un groupe de cavaliers touareg. Il est plus populaire que jamais parmi eux. »
Il y avait sept ans que le Père de Foucauld n’était revenu en France. Sa famille insistait pour qu’il y vînt reprendre contact. Il répond d’abord :
«Je suis moine, et les moines ne doivent pas voyager pour leur plaisir. »
Puis l’abbé Huvelin le décide :
« Je ne vois pas d’objection à votre voyage, avec ou sans Touareg. »
En conséquence, l’ermite quittait Tamanrasset, le jour de Noël 1908, tout seul, arrivait à Alger le 13 février 1909 après un court séjour à El-Goléa. Le 17 il abordait à Marseille, et passait vingt jours en France, ayant juste donné à cette visite à ses proches la durée suffisante pour qu’on ne pût le convaincre de cruauté.
« Le Père de Foucauld »
René BAZIN