L’amour chrétien est exigent

L’Évangile que nous venons d’entendre, tiré du chapitre 6 de l’Évangile de Luc, fait partie du grand enseignement moral du Christ, un site parallèle dans Luc au Sermon sur la montagne que nous apporte saint Matthieu. Jésus, comme nous le savons déjà, présente au monde un plan moral inédit et pérenne qui contredit les maximes et les principes du monde. Un projet moral exigeant, pour lequel il nous demande des sacrifices, mais en même temps il nous promet l’aide toujours efficace de sa grâce, pour que nous ne mourions pas en essayant de lui être toujours fidèles. Le programme moral de Jésus est la gloire de Dieu et la gloire de l’homme, car il nous rend meilleurs et nous ordonne selon l’intelligence infinie de Dieu. C’est pourquoi il est exigent, car il implique que nos cœurs se conforment à la loi divine, n’agissant pas selon le goût ou le caprice ou l’égoïsme que nous avons de façon innée dans nos âmes.

Le texte que l’Église nous propose pour ce dimanche est très riche en enseignements moraux, et nous permettrait d’aborder un grand nombre de thèmes : la vraie charité, la générosité, le pardon, l’espérance, ou encore la miséricorde, notamment dans les jugements, sont quelques-uns des éléments qui brillent dans ce texte. Mais aujourd’hui nous allons nous arrêter uniquement sur la première partie, dans laquelle Jésus nous parle de l’amour des ennemis, afin de méditer brièvement sur le véritable amour chrétien, l’amour que le Christ enseigne, qui est un amour surnaturel.

En suivant un commentateur, nous pouvons identifier quatre actions que Jésus nous commande de faire dans la première partie de ce texte : aimer, faire le bien, souhaiter le bien, bénir et prier. Et Jésus indique quatre types de destinataires de ces actions, qui sont : nos ennemis, ceux qui nous haïssent, ceux qui nous maudissent et ceux qui nous calomnient.

Tout d’abord, il faut savoir aimer les ennemis, un commandement qui transcende toute sagesse humaine et qui met à l’épreuve notre fidélité au mystère du Christ. Ce premier commandement, d’une certaine manière, englobe les trois autres, il est comme une affirmation générale, que les trois commandements suivants rendent explicite, ou décomposent : nos ennemis sont, en pratique, ceux qui nous détestent, ceux qui nous maudissent, ceux qui disent du mal de nous, ceux qui nous veulent du mal, d’une manière ou d’une autre. Or, ce commandement de la charité, tel qu’il nous a été enseigné par Jésus, ne peut être accompli seulement par des sentiments et des affections superficiels, mais il est nécessaire pour l’accomplir d’avoir des sentiments héroïques. Jésus nous demande de faire de grandes choses, car il veut susciter en nous un amour grand et profond.

Cependant, notre Seigneur ne nous dit pas que nous devons nous sentir bien en faisant ce qu’il nous ordonne. Il sait que cela peut parfois causer une grande souffrance à nos âmes. Mais il sait aussi que même si c’est difficile, nous sommes capables de nous surmonter. Souvent, nous, chrétiens, disons que certaines actions sont très difficiles, et nous nous en contentons. Nous oublions que nous avons la force du Christ à notre disposition. Dans ce cas, Jésus nous demande quelque chose de difficile et même d’humainement incompréhensible : faire du bien à ceux qui nous font du mal, et ne pas leur rendre la pareille. Faire du bien à ceux qui nous haïssent, c’est renoncer à la vengeance et à toute forme de représailles, même en apportant de l’aide si nécessaire. Faire du bien à ceux qui nous haïssent, ce n’est pas laisser seuls ceux qui nous ont abandonnés lorsque nous avons eu besoin d’eux. C’est de bénir toujours, même ceux qui nous maudissent. Les chrétiens doivent toujours bénir, toujours souhaiter le bien. Nous ne devons jamais souhaiter le mal, nous ne devons jamais demander à Dieu de faire du mal à quelqu’un. Dans l’Évangile, on raconte que Jésus a maudit un figuier pour nous apprendre le mal que nous faisons si nous ne portons pas de fruits dans nos œuvres, mais il n’a jamais maudit un homme, et a même prié pour ceux qui le tuaient. Dans la lettre aux Corinthiens, saint Paul livre à Satan un homme incestueux, mais sans lui vouloir du mal, mais en cherchant par ce moyen extrême la conversion du pécheur. Nous ne devons pas maudire, car maudire nous rend égaux au diable et aux damnés. Très peu de malédictions font un réel mal à celui qui est maudit, et c’est toujours un mal qui ne touche pas l’âme, mais toutes les malédictions diabolisent ceux qui les profèrent.

Enfin, Jésus nous dit de prier pour ceux qui disent du mal de nous, qui veulent nous enlever notre prestige. Comme il est clair, Jésus ne veut pas d’un amour sensible, superficiel ou abstrait qui se contente de faire une prière ou d’attendre de voir si l’affection pour les ennemis surgira. Jésus veut que dans notre entourage, et en regardant notre propre histoire, nous sachions comment nous vaincre, pour vraiment vouloir le bien de tous ceux qui, dans le passé ou dans le présent, ne nous aiment pas, nous insultent, nous humilient, nous font du mal, à nous et aux personnes que nous aimons, nous abandonnent, nous font payer leurs propres fautes, nous maltraitent, etc.

C’est en cela que consiste l’amour chrétien, et l’acte le plus difficile de l’amour chrétien qui est le pardon. Pardonner, ce n’est pas prendre plaisir à la compagnie de celui qui nous a offensé, maltraité, qui a abusé de notre confiance, nous a trahi, ou tout simplement a ruiné notre vie. Pardonner, ce n’est pas éprouver de la sympathie, du contentement, de la joie à la vue de celui qui nous a fait du mal. Pardonner, c’est dépasser ces sentiments de rejet que l’autre génère en nous, et lui rendre le bien de ma prière et de ma charité, lui souhaiter le bien et prier pour son âme.

Ce sont les sentiments courageux et héroïques de notre mère Notre-Dame au pied de la croix. Nous lui demandons la grâce de pouvoir accomplir parfaitement tous les enseignements de son Fils, pour notre bien et pour la gloire de Dieu.

P. Juan Manuel Rossi IVE.

LA MORT DU PÈRE DE FOUCAULD

Pour comprendre mieux quelles causes amenèrent la mort du Père de Foucauld, il faut résumer la situation politique et militaire du Sahara oriental, à l’époque où nous sommes arrivés de notre récit. Au sud de la Tripolitaine, dans le Fezzan, Si Mohamed Labed, chef religieux senoussiste, a son quartier général, et il a rassemblé dans ce camp les Touareg Azdjer, nos ennemis. Senoussistes, Azdjer, partisans, hors la loi, que les gens du Hoggar désignent sous le vocable commun de « Fellagas », occupent Rhât, en Tripolitaine, place abandonnée par les Italiens, et où ils ont trouvé vivres, matériel, munitions de guerre. A quelques dizaines de kilomètres de Rhât, et dans nos possessions mêmes, le poste de Djanet, pris par les Fellagas, repris par nous, a été définitivement évacué, à cause d’insurmontables difficultés de ravitaillement. Évacué également le fort Polignac un peu plus au nord. Une bande de dissidents, opérant dans la région soudanaise, assiège Agadès, sous la conduite de Rhaoussen. Sauf quelques tentes disséminées dans les montagnes du Hoggar, la plupart des campements qui relèvent de Moussa ag Amastane sont, avec les troupeaux, dans cette même région. Les méharistes de Fort-Motylinski les ont suivis et les protègent. La garnison du fort, ainsi réduite, est incapable de porter secours au Père de Foucauld.

De plus, Charles de Foucauld, « craignant pour ses amis Hoggar, a fait éloigner du centre les quelques imrads de la fraction des Dag-Rali qui l’habitaient en permanence ; il leur a conseillé de demeurer dans la Koudia, en pleine montagne, avec les tentes, les femmes et les enfants ». (Rapport du capitaine Depommier commandant du fort Motylinski.)

Or le 1er décembre 1916, à la tombée de la nuit, tandis que le Père est seul dans la maison fortifiée que j’ai décrite, son domestique, le nègre Paul, étant au village une vingtaine de Fellagas arrivent à Tamanrasset, pour s’emparer du « marabout blanc ».

Il semble qu’ils aient pour cela trois raisons. La première est le fanatisme. Depuis longtemps la propagande en faveur de la guerre sainte est active dans la région. De nombreux propagateurs sont venus de chez les Senoussistes, et ont acquis à leur cause la fraction de Aït-Lohen, tribu hoggar limitrophe de la région Azdjer. Le Père de Foucauld n’en ignore rien. Il a connu un complot ourdi en septembre par des hartani dans le but de l’assassiner. Ils ont un autre motif. On sait, dans le pays, que le Père de Foucauld a un petit arsenal d’armes et de munitions qu’on pourrait s’approprier. N’a-t-il pas demandé des fusils et des cartouches pour pouvoir défendre dans son fortin les habitants de Tamanrasset ? Enfin les indigènes révoltés ont reçu le conseil, avant de soulever les populations, de tuer ou de prendre comme otages les Européens ayant de l’influence sur les indigènes. Il paraît absolument vraisemblable que le chef de la bande qui s’empara du Père de Foucauld ait voulu faire disparaître la cause principale qui s’opposait à la défection des Touareg Hoggar, c’est-à-dire l’influence de ce grand personnage aimé qu’était l’ermite de Tamanrasset. Les chefs principaux du mouvement insurrectionnel très bien renseignés et capables de très amples desseins savaient se servir de bandits de second ordre.

Leur décision prise, les vingt Fellagas recrutent autant de nomades et de harratins, de ceux-là mêmes que le Père de Foucauld soignait, secourait et traitait en frères – parmi eux un cultivateur d’Amsel nommé El Madani. Les uns à pied, les autres montés sur des chameaux, ils s’avancent jusqu’à 200 mètres du fortin, font accroupir les chameaux le long d’un mur de jardin et enveloppent silencieusement la demeure du « marabout des roumis ». Pour en forcer l’entrée il faut un traître. Ce sera le hartani El Madani, qui connaît les habitudes et les mots de passe de son bienfaiteur. Il s’approche de la porte du fortin, fait le signal convenu pour en demander l’entrée. Le Père demande ce qu’on veut : « C’est le postier de Motylinski. » Le Père ouvre la porte et tend la main pour prendre le courrier. La main est saisie et retenue fortement. Aussitôt des Touareg caches tout près se précipitent, tirent le prêtre hors du fortin, et, avec des cris de victoire, lui lient les mains derrière le dos et le laissent sur le terre-plein, entre la porte et le muret qui la masque, à la garde d’un homme de la bande, armé d’un fusil. Le Père de Foucaud ployé les genoux, et se tient immobile, en prière.

Deux Touareg amènent Paul, le domestique de l’ermite et lui ordonnent de s’accroupir près de la porte. Le marabout, pressé de questions sur les forces militaires qui restent dans la région, ne répond rien. Les conjurés se saisissent d’un autre hartani, et l’interrogent à son tour : « Deux militaires du fort Motylinski, repond-il, sont près d’ici et doivent quitter ce soir même Tamanrasset pour Tarhaouhaout. »

Une sentinelle donne l’alarme. Ce ne sont que les deux méharistes de Motylinski. Viennent-ils saluer l’ermite avant de quitter sa résidence ou bien accourent-ils à son aide ? Nul ne le saura jamais. Les bandits croient, en tous cas, à une attaque. A l’exception de trois d’entre eux ils se portent du côté des arrivants. Une fusillade éclate : les deux soldats sont tués. Au même moment, sans doute dans un instant d’affolement, le targui de garde auprès du marabout porte la bouche du canon de son fusil près de la tête de ce dernier et fait feu. Le corps du Père glisse lentement en tombant sur le côté. Il est mort.

« Le Père de Foucauld »

René BAZIN

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