Au cours de cette année 1910, il fut durement éprouvé d’abord par la mort du Père Guérin, et celle de l’abbé Huvelin, puis par la rentrée en France, par suite de sa nomination au commandement du 18e chasseurs, du colonel Laperrine. Ce grand colonial commandait les oasis depuis neuf ans. Il avait agrandi du pays targui ces territoires organisés par lui. Il n’y reviendra que pendant la grande guerre, et n’y trouvera plus son ami vivant. Le Père de Foucauld écrivait à son sujet, quelques mois avant son départ :
« C’est lui qui a donné le Sahara à la France, malgré elle, et en y risquant sa carrière, et qui a réuni nos possessions d’Algérie et notre colonie du Soudan. »
Avant de quitter l’Afrique, le colonel avait décidé le voyage, en France, de Moussa ag Amastane. Quelques nobles Touareg accompagnaient l’amenokal ; on les fit assister à des expériences de tir au Creusot ; ils visitèrent des haras, des usines, des villes, notamment Paris et ses « curiosités », parmi lesquelles une des moins parisiennes assurément, la plus cosmopolite : le Moulin-Rouge. Ce fut la visite express, sautillante et sans répit, faite pour étonner, non pour émouvoir, telle que la peuvent régler des gouvernants qui n’ont pas le sentiment de la paternité du pouvoir. Frère Charles recevait quelques nouvelles de la promenade, trop officielle à son gré. Il espérait pourtant que le chef targui tirerait quelque profit de cette rapide vision de la France. Voici la lettre qu’il reçut :
« Louange à Dieu l’unique, – et la bénédiction de Dieu sur Mahomet.
« D’Alger, pour le Hoggar, le 20e jour de septembre 1910. – A l’honoré, l’excellent, notre ami et cher entre tous, Monsieur le marabout Abed Aïssa, le sultan Moussa ben Amastane te salue, et te souhaite la grâce de Dieu très élevé et sa bénédiction. Comment vas-tu ? Si tu désires de nos nouvelles, comme nous demandons tes tiennes, nous allons bien, grâce à Dieu, et nous n’avons que de bonnes nouvelles à te donner. Voici que nous arrivons de Paris, après un heureux voyage. Les autorités de Paris ont été contentes de nous. J’ai vu ta sœur, et je suis resté deux jours chez elle ; j’ai vu de même ton beau-frère ; j’ai visité leurs jardins et leurs maisons. Et toi, tu es à Tamanrasset comme le pauvre. A mon arrivée, je te donnerai toutes les nouvelles en détail. »
L’ermite séjourna à Tamanrasset jusqu’au début de 1911 et y revint en mai, après un voyage d’un mois en France, pour résider à Assekrem, dans l’ermitage qu’il s’est choisi à 2.900 mètres d’altitude. Il ne s’agit pas d’un caprice, ni même seulement de la recherche d’une solitude plus complète.
« J’ai l’avantage, écrit-il, d’avoir beaucoup d’âmes autour de moi, et d’être solitaire sur mon sommet. »
Il va chercher là-haut, en effet, à plusieurs journées de route de Tamanrasset, par un chemin plus que rude, dans le froid et vent, les âmes dont il s’est fait le pasteur vagabond. Dans les vallées de la Koudia, il y a encore, l’été, un peu d’herbe pour les troupeaux, et les Touareg s’y sont rassemblés. Or Asekrem est la citadelle du pays enveloppée de pitons, de tables géantes, d’aiguilles, de flèches sculptées par les tempêtes de sable. Asekrem est encore le point de partage des eaux des grands oueds sahariens, dont les lits desséchés s’en vont vers les bassins de Taoudéni et du Niger, ou vers l’Atlantique.
L’ermitage n’était qu’un couloir, bâti en pierre et en terre, si étroit que deux hommes n’y pouvaient passer de front. Mais il contenait une chapelle, des livres, des provisions, des cadeaux pour les indigènes. Et le Père de Foucauld y pouvait recevoir les pèlerins touareg qui montaient causer avec lui. Il pouvait aussi travailler en paix à ses ouvrages concernant la langue tamacheq, avec un indigène auquel il donnait cinq sous par heure.
En décembre 1911, il redescend à Tamanrasset, qu’il a retrouvé « dans un état de misère effrayant » : une sécheresse de vingt mois, et la destruction par les pucerons de ce qui restait des récoltes. L’ermite agrandit le cercle de ses amitiés par les charités de toutes sortes qu’il peut faire : quelques aliments, des aiguilles à coudre, des épingles doubles, des boîtes d’allumettes, des ciseaux pour les grandes dames, des couteaux pour les Touareg les plus influents.
Au début de 1912, une mission officielle traverse l’Ahaggar ; elle est composée d’ingénieurs, d’officiers et de géologues et étudie le tracé de chemin de fer transsaharien. La mission partie et la chaleur venue, le Père tombe gravement malade, d’une morsure de vipère à corne. Presque toujours la morsure est mortelle. Les pasteurs et les noirs des environs de l’ermitage apprennent l’événement. Ils accourent, et trouvent leur ami inanimé. Aucun médecin européen n’est là. Ils soignent donc le marabout selon leur coutume, brûlent la plaie au fer rouge, brutalement, bandent le bras pour éviter que le venin ne se répande par tout le corps, puis, la syncope résistant, appliquent le fer rouge sur la plante des pieds : révulsif terrible, administré par compassion. L’ermite revient enfin à lui. Il est d’une extrême faiblesse ; on cherche partout, dans la vallée, du lait pour le nourrir. Mais la chaleur est grande, les chèvres ne trouvent plus d’herbe : Moussa devient inquiet, et ordonne que deux vaches soient amenées, de bien lointains pays, jusqu’au Hoggar, pour sauver le marabout.
Longtemps, Frère Charles demeure incapable d’étudier ou de marcher. Il finit cependant par se remettre de la morsure de la vipère, et du traitement qui l’avait sauvé.
Il donne suite alors au projet d’amener en France, avec lui, un Targui. Il l’avait choisi « de famille bourgeoise importante, si l’on peut dire ainsi, intelligent, gentil, exceptionnellement sérieux ». Il prépare sa famille à recevoir, en France, ce touriste vêtu d’un pagne, dont les cheveux sont tressés, et les joues couvertes d’un voile bleu. Il s’applique à tout disposer pour que le voyage de cet indigène, Ouksem, soit le plus agréable, le plus familial, le moins fatigant qu’il se pourra. Le départ n’aura lieu qu’au printemps 1913. — « Je n’ai pas voulu lui montrer la France par la neige, le froid, la bise, sans verdure et sans feuilles ; il eût même été bien imprudent d’exposer à notre froid et à notre humidité d’hiver cette poitrine saharienne. » — C’est qu’un pareil voyage, aux yeux du Père, « c’est le moyen de faire tomber tout d’un coup, une foule d’erreurs, d’ouvrir les yeux, de se ménager, avec une âme choisie, un tête-à-tête de plusieurs mois. Il va sans dire qu’il n’est pas question de faire visiter les musées, ni les curiosités, mais de faire partager la douceur et l’atmosphère d’affection de la vie de famille dans les milieux chrétiens, et de laisser entrevoir ce qu’est la vie chrétienne, combien la religion imprègne toute la vie. »
Avant de partir pour Paris, le targui Ouksem se marie : « Une passion qui date de l’enfance. Il a près de vingt-deux ans. Mlle Kaubechicheka, dix-huit. » Trois semaines après, le 28 avril 1913, le Père de Foucauld et Ouksem partent, avec le service postal qui porte à In-Salah les dépêches de Fort-Motylinski. Ils étaient à Alger au début de juin, faisaient le pèlerinage de la Sainte-Baume, et le 15 juin, Mgr Bonnet, évêque de Viviers, recevait le Père de Foucauld, prêtre de son diocèse, et Ouksem, – deux exemplaires bien différents de la civilisation, – dans sa demeure haut perchée sur les remparts de l’ancienne ville, à l’ombre de la cathédrale, aux bords du Rhône.
Successivement les parents proches et les cousins les plus éloignés du Père reçoivent les voyageurs. C’est d’abord son beau-frère et sa sœur, M. et Mme de Blic, en Bourgogne, à Barbirey ; puis ses cousins : le marquis de Foucauld, au château de Bridoire, en Périgord ; le comte Louis de Foucauld, au château de la Renaudie ; la vicomtesse de Bondy, en villégiature à Saint-Jean-de-Luz. C’est ainsi qu’Ouksem fait « l’apprentissage de la vie française ». Il apprend à tricoter, pour donner plus tard des leçons aux femmes de sa tribu. Il monte à bicyclette, quelques épingles doubles ayant transformé la gandourah en culotte de zouave. Il apprend le français. Il est très gâté. Quant au Père, il ne se singularise d’aucune manière dans cette vie familiale. Il est Charles chez sa sœur Marie. Il mange ce qu’on lui sert. Il fait ses longues prières la nuit, quand son « enfant » Ouksem s’est endormi.
Le voyage de retour doit être fait à petite allure, à cause de la chaleur et du mauvais état des chameaux si bien que, le départ de Maison-Carrée, près d’Alger, ayant eu lieu à la fin de septembre 1913, le Père et son compagnon n’arrivent à Tamanrasset que le 22 novembre. « Ce voyage, écrit à son beau-frère le Père de Foucauld, a eu un effet que je sens dès ces premiers jours, c’est d’augmenter la confiance qu’on a en moi, et, par suite, en tous les Français. »
En fait, le Hoggar s’ouvre de plus en plus aux représentants de la France, et les carnets de route des voyageurs qui y passent donnent idée du développement de notre influence, et de l’action du Père de Foucauld.
« Le grand intérêt de Tamanrasset, écrit en janvier 1914 le docteur Vermale, médecin aide-major, est la présence du Père de Foucauld… Il a acquis par sa bonté, sa sainteté et sa science, une grande renommée parmi la population… »
Le docteur décrit ainsi une réception donnée pendant son passage : « Elle a un cachet tout particulier, à cause de la présence des femmes de la tribu des Dag-Rali, qui se trouve actuellement à proximité de Tamanrasset. Dans notre « zériba », elles se sont accroupies, vêtues de leurs plus beaux atours, grandes, beaucoup jolies. Parmi elles trônait la célèbre Dassine, femme d’Aflan, renommée autrefois pour sa beauté et ayant conservé, de sa splendeur de jeunesse, de très beaux yeux, beaucoup d’esprit et de distinction. On leur a fait une distribution de cadeaux, puis séance de phonographe au succès prodigieux ; les chants d’hommes les ont un peu offusquées, mais beaucoup intéressées, car le Targui ne chante jamais devant les femmes. Puis on a fait une grande loterie de poupées, tandis qu’au dehors les nègres se livraient à des danses effrénées. Cela a duré trois heures. »
Un autre « passant », le lieutenant L…, qui faisait partie d’une mission au Hoggar en juin 1914, parle, du Père de Foucauld comme de « l’un des plus grands propagateurs de l’influence française au Sahara, celui qui par son exemple et par la persuasion, a su rallier à notre cause le peuple targui. »
Parlant du développement de Tamanrasset, devenu un centre agricole assez important, il ajoute : « C’est grâce au Révérend Père de Foucauld que Tamanrasset est dans une situation relativement florissante ; ce sont ses conseils et son exemple qui ont amené de nombreux Touareg à travailler la terre généreuse qui les fait vivre. Parmi eux les Dag-Rali, tribu essentiellement nomade, se sont intéressés tout particulièrement aux travaux agricoles, et leur persévérance porte aujourd’hui ses fruits. Sous l’énergique impulsion de leur chef Ouksem, ils ont renoncé presque entièrement aux longues randonnées stériles dans le désert, pour devenir des agriculteurs. »
« Le Père de Foucauld »
René BAZIN




