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LA CENDRE

A la veille d’un nouveau temps de Carême, nous reproduisons cette petite pensée –propice pour l’occasion– , qui nous aidera à méditer sur la fragilité de la vie de ce monde; et avec l’espoir -bien sûr- de la résurrection finale.

Le pied-d’alouette pousse à l’orée des forêts ; il étend avec caprice le vert sombre de ses feuilles ; il allonge, flexible et foire à la fois, sa tige fine ; le bleu de sa fleur si brillant se détache et resplendit comme une perle précieuse. Vienne quelqu’un maintenant qui le coupe, puis, lassé de lui, le jette dans le feu :  quelques instants, et sa magnificence n’est plus qu’un peu de cendre grise…

Ce que le feu ferait en une minute, le temps le fait sans trêve pour tous les vivants.  Ni la fougère élégante, ni la molène qui dresse haut sa tête, ni le chêne puissant ne lui échappent.  Il atteint le papillon léger comme l’hirondelle rapide, l’écureuil aux sauts agiles et le pesant taureau.

Il importe peu que cela se fasse vite ou lentement :  le sort est le même ; une blessure le cause, o   une   maladie, ou   le   feu, ou   la   famine, que sais-je ? et toute vie finit enfin en cendre.

Ce corps puissant deviendra un petit tas poussière que balaieront les vents ; et ses couleurs brillantes, un peu de poudre grisâtre. Cet être gonflé de sève et riche de vie finira maigre terre morte ; moins que terre : cendre.

Et ainsi de nous… Comme on frissonne devant un tombeau ouvert, à voir, près de ossements, une poignée de cendre grise !

Souviens-toi, homme !

Tu es poussière,

Tu retourneras en poussière.

Fragilité, caducité, voilà   ce   qui signifie la cendre.  La vie est éphémère, celle des autres, mais aussi la nôtre, la mienne. Que tôt je passerai, la cendre, faite de rameaux encore verts l’an dernier, me le dit assez, quand le prêtre s’impose à mon front au début du Carême :

Memento, homo

Quia puIvis es

Et in pulvere revertis…

Tout deviendra cendre : ma maison, mes vêtements, mes ustensiles et mon argent ; champs, prés et bois ; le chien qui m’accompagne et le bétail de l’étable ; la main qui trace ces lignes, mon œil qui lit et mon corps tout entier, et les hommes que j’ai aimés, les hommes que j’ai haïs, les hommes que j’ai craints ; tout ce qui sur terre me sembla grand, et petit, et méprisable… Tout deviendra cendre, tout…

Romano Guardini

“Aujourd’hui, ne fermons pas notre cœur, mais écoutons la voix du Seigneur”

1. C’est aujourd’hui le premier jour de Carême, le mercredi des Cendres. Ce Jour-là, pour commencer les quarante jours qui nous préparent à Pâques, l’Église nous impose les cendres sur la tête et elle nous invite à la pénitence. On trouve le mot « pénitence » dans beaucoup de pages de l’Écriture. Il est sur les lèvres de beaucoup de prophètes et d’une façon particulièrement éloquente, sur celles de Jésus lui-même : « Convertissez-vous, parce que le Royaume des cieux est proche. » (Mt 3, 2) On peut dire que c’est le Christ qui a introduit la tradition des quarante jours de jeûne dans l’année liturgique de l’Église, parce qu’il a « jeûné quarante jours et quarante nuits » (Mt 4, 2) avant de commencer à enseigner. Par ces quarante jours de jeûne, l’Église est, en un certain sens, appelée chaque année à suivre son Maître et Seigneur si elle veut prêcher efficacement son Évangile. Le premier jour de Carême — c’est aujourd’hui — doit particulièrement témoigner que l’Église accepte cet appel du Christ et qu’elle désire y répondre.

jeûne_Institut_du_Verbe_Incarné2. Pénitence, dans le sens de l’Évangile, signifie surtout « conversion ». Sous cet aspect, l’Évangile du mercredi des Cendres est très significatif. Jésus évoque les actes de pénitence connus et pratiqués par ses contemporains, par le peuple de l’Ancienne Alliance. Mais en même temps, il critique la façon purement « extérieure » d’accomplir ces actes — aumône, jeûne, prière — parce que cela est contraire à leur finalité propre, qui est de se tourner vers Dieu du plus profond de soi-même pour pouvoir le rencontrer dans l’intimité de notre humanité, dans le secret de notre cœur.

La pénitence a donc avant tout et principalement un sens intérieur, spirituel. Le principal effort de la pénitence consiste à « faire retour sur soi-même », sur son moi le plus profond, sur cette dimension de notre humanité où, en un certain sens, Dieu nous attend. Je dirai qu’en chacun de nous l’homme « extérieur » doit céder le pas à l’homme « intérieur » et, en un certain sens, « lui laisser la place ». Dans la vie courante, l’homme ne vit pas assez « intérieurement ». Jésus-Christ indique clairement que les actes de dévotion et de pénitence (comme le jeûne, l’aumône, la prière) qui, de par leur finalité religieuse, sont principalement « intérieurs », peuvent eux aussi céder à l’extériorité courante et donc être falsifiés. La pénitence, au contraire, en tant que conversion à Dieu, requiert surtout que l’homme rejette les apparences, sache se libérer de ce qui est faux et se retrouver dans toute sa liberté intérieure. Un regard, ne serait-ce que rapide, sommaire, sur la divine splendeur de la vérité intérieure de l’homme est déjà un succès. Mais il faut habilement consolider ce succès par un travail systématique sur soi-même. Ce travail est appelé « ascèse » (comme l’avaient déjà appelé les Grecs des premiers temps du christianisme). Ascèse veut dire effort intérieur pour ne pas se laisser prendre et emporter par les différents courants « extérieurs », afin de rester toujours soi-même et de conserver la dignité de son humanité.

Mais le Seigneur Jésus nous appelle à faire encore quelque chose de plus. aumône_Institut_du_Verbe_IncarnéLorsqu’il dit : « Retire-toi au fond de la maison et ferme la porte », il demande un effort ascétique de l’esprit humain qui ne doit pas avoir pour terme l’homme lui-même. Cette retraite est en même temps l’ouverture la plus profonde du cœur humain. Elle est indispensable pour rencontrer le Père et il nous faut donc y entrer. « Ton Père voit tout ce que tu fais dans le secret et il te le revaudra. » Il s’agit ici de retrouver la simplicité de pensée, de volonté et de cœur qui est indispensable pour rencontrer Dieu dans notre « moi » intérieur. Et Dieu attend cela pour s’approcher de l’homme intérieurement recueilli et en même temps ouvert à sa parole et à son amour. Dieu veut se communiquer à l’âme ainsi disposée. Il veut lui donner la vérité et l’amour, qui ont en lui leur vraie source.

3. Alors, le courant principal du Carême doit passer par l’homme intérieur, par les cœurs et les consciences. C’est en cela que consiste l’effort essentiel de la pénitence. Dans cet effort la volonté humaine de conversion à Dieu se rencontre avec la grâce prévenante de conversion, qui est en même temps grâce de pardon et de libération spirituelle. La pénitence n’est pas seulement un effort, mais aussi une joie. Elle est parfois une grande joie de l’esprit, une joie que d’autres sources ne peuvent pas donner.

Carême_Institut_du_Verbe_IncarnéIl semble que l’homme d’aujourd’hui ait perdu, dans une certaine mesure, la saveur de cette joie. Il a aussi perdu le sens profond de cet effort spirituel qui permet de se retrouver soi-même dans toute la vérité de son être. Cela tient à beaucoup de causes et de circonstances qu’il est difficile d’analyser dans les limites de ce discours. Notre civilisation, surtout en Occident, qui est étroitement liée au développement de la science et de la technique, entrevoit le besoin de l’effort intellectuel et physique. Mais elle a bien perdu le sens de l’effort de l’esprit, dont le fruit est l’homme considéré dans ses dimensions intérieures. En fin de compte, l’homme qui est pris dans les courants de cette civilisation perd très souvent sa propre dimension, il perd le sens intérieur de son humanité. Que cet homme devenu étranger retrouve l’effort qui conduit au fruit dont nous venons de parler; qu’il connaisse la joie qui en est le fruit, la grande joie des retrouvailles et de la rencontre, la joie de la conversion (« metanoia »), la joie de la pénitence.

La sévère liturgie du mercredi des Cendres, et ensuite tout le temps du Carême, en tant que préparation à Pâques, sont un appel systématique à cette joie, la joie qui naît de l’effort pour se retrouver soi-même dans la patience. « C’est par votre persévérance que vous gagnerez la vie. » (Lc 21, 19)

Que personne n’ait peur d’entreprendre cet effort.

Saint Jean Paul II 

Audience. 28-02-79