Pour comprendre mieux quelles causes amenèrent la mort du Père de Foucauld, il faut résumer la situation politique et militaire du Sahara oriental, à l’époque où nous sommes arrivés de notre récit. Au sud de la Tripolitaine, dans le Fezzan, Si Mohamed Labed, chef religieux senoussiste, a son quartier général, et il a rassemblé dans ce camp les Touareg Azdjer, nos ennemis. Senoussistes, Azdjer, partisans, hors la loi, que les gens du Hoggar désignent sous le vocable commun de « Fellagas », occupent Rhât, en Tripolitaine, place abandonnée par les Italiens, et où ils ont trouvé vivres, matériel, munitions de guerre. A quelques dizaines de kilomètres de Rhât, et dans nos possessions mêmes, le poste de Djanet, pris par les Fellagas, repris par nous, a été définitivement évacué, à cause d’insurmontables difficultés de ravitaillement. Évacué également le fort Polignac un peu plus au nord. Une bande de dissidents, opérant dans la région soudanaise, assiège Agadès, sous la conduite de Rhaoussen. Sauf quelques tentes disséminées dans les montagnes du Hoggar, la plupart des campements qui relèvent de Moussa ag Amastane sont, avec les troupeaux, dans cette même région. Les méharistes de Fort-Motylinski les ont suivis et les protègent. La garnison du fort, ainsi réduite, est incapable de porter secours au Père de Foucauld.
De plus, Charles de Foucauld, « craignant pour ses amis Hoggar, a fait éloigner du centre les quelques imrads de la fraction des Dag-Rali qui l’habitaient en permanence ; il leur a conseillé de demeurer dans la Koudia, en pleine montagne, avec les tentes, les femmes et les enfants ». (Rapport du capitaine Depommier commandant du fort Motylinski.)
Or le 1er décembre 1916, à la tombée de la nuit, tandis que le Père est seul dans la maison fortifiée que j’ai décrite, son domestique, le nègre Paul, étant au village une vingtaine de Fellagas arrivent à Tamanrasset, pour s’emparer du « marabout blanc ».
Il semble qu’ils aient pour cela trois raisons. La première est le fanatisme. Depuis longtemps la propagande en faveur de la guerre sainte est active dans la région. De nombreux propagateurs sont venus de chez les Senoussistes, et ont acquis à leur cause la fraction de Aït-Lohen, tribu hoggar limitrophe de la région Azdjer. Le Père de Foucauld n’en ignore rien. Il a connu un complot ourdi en septembre par des hartani dans le but de l’assassiner. Ils ont un autre motif. On sait, dans le pays, que le Père de Foucauld a un petit arsenal d’armes et de munitions qu’on pourrait s’approprier. N’a-t-il pas demandé des fusils et des cartouches pour pouvoir défendre dans son fortin les habitants de Tamanrasset ? Enfin les indigènes révoltés ont reçu le conseil, avant de soulever les populations, de tuer ou de prendre comme otages les Européens ayant de l’influence sur les indigènes. Il paraît absolument vraisemblable que le chef de la bande qui s’empara du Père de Foucauld ait voulu faire disparaître la cause principale qui s’opposait à la défection des Touareg Hoggar, c’est-à-dire l’influence de ce grand personnage aimé qu’était l’ermite de Tamanrasset. Les chefs principaux du mouvement insurrectionnel très bien renseignés et capables de très amples desseins savaient se servir de bandits de second ordre.
Leur décision prise, les vingt Fellagas recrutent autant de nomades et de harratins, de ceux-là mêmes que le Père de Foucauld soignait, secourait et traitait en frères – parmi eux un cultivateur d’Amsel nommé El Madani. Les uns à pied, les autres montés sur des chameaux, ils s’avancent jusqu’à 200 mètres du fortin, font accroupir les chameaux le long d’un mur de jardin et enveloppent silencieusement la demeure du « marabout des roumis ». Pour en forcer l’entrée il faut un traître. Ce sera le hartani El Madani, qui connaît les habitudes et les mots de passe de son bienfaiteur. Il s’approche de la porte du fortin, fait le signal convenu pour en demander l’entrée. Le Père demande ce qu’on veut : « C’est le postier de Motylinski. » Le Père ouvre la porte et tend la main pour prendre le courrier. La main est saisie et retenue fortement. Aussitôt des Touareg caches tout près se précipitent, tirent le prêtre hors du fortin, et, avec des cris de victoire, lui lient les mains derrière le dos et le laissent sur le terre-plein, entre la porte et le muret qui la masque, à la garde d’un homme de la bande, armé d’un fusil. Le Père de Foucaud ployé les genoux, et se tient immobile, en prière.
Deux Touareg amènent Paul, le domestique de l’ermite et lui ordonnent de s’accroupir près de la porte. Le marabout, pressé de questions sur les forces militaires qui restent dans la région, ne répond rien. Les conjurés se saisissent d’un autre hartani, et l’interrogent à son tour : « Deux militaires du fort Motylinski, repond-il, sont près d’ici et doivent quitter ce soir même Tamanrasset pour Tarhaouhaout. »
Une sentinelle donne l’alarme. Ce ne sont que les deux méharistes de Motylinski. Viennent-ils saluer l’ermite avant de quitter sa résidence ou bien accourent-ils à son aide ? Nul ne le saura jamais. Les bandits croient, en tous cas, à une attaque. A l’exception de trois d’entre eux ils se portent du côté des arrivants. Une fusillade éclate : les deux soldats sont tués. Au même moment, sans doute dans un instant d’affolement, le targui de garde auprès du marabout porte la bouche du canon de son fusil près de la tête de ce dernier et fait feu. Le corps du Père glisse lentement en tombant sur le côté. Il est mort.
« Le Père de Foucauld »
René BAZIN