Il est émouvant de suivre, dans le diaire du Père de Foucauld, le retentissement et la répercussion des événements qui troublaient l’Europe à partir du mois d’août 1914.
Il apprend le 3 septembre la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France et l’envahissement de la Belgique, le 12 octobre la victoire de la Marne. Quelques jours après, une lettre de Moussa apprenait qu’il avait failli être enlevé par un parti d’Ouled-Djérir, qui tiraient des balles en cuivre rouge. L’amenokal avait pu s’échapper. Mais les dissidents entraient à Tin-Zaouaten et razziaient 400 chameaux.
Cet attentat n’était que l’annonce d’événements plus graves et d’attaques plus directes. La guerre sainte était prêchée contre nous, dans toutes les tribus ralliées. Dès le premier jour, Charles de Foucauld l’a prévu. Que va-t-il faire ? Va-t-il se renfermer dans le poste fortifié de Motylinski, comme on le lui offre ? Pas un instant il n’en accepte la pensée. Le devoir présent est de ne changer ni de lieu, ni de manière de vivre : il est de sourire à tous, de donner à tous, comme hier, et de souffrir une grande douleur sans que personne le puisse voir. « Il faut, écrit-il, que les indigènes n’aperçoivent rien qui dénote une émotion ou un état différent de l’état ordinaire. »
Il a résolu « de ne pas quitter Tamanrasset jusqu’à la paix ». Mais cet homme, que la pensée du mieux ne cesse de hanter, veut être confirmé dans la résolution qu’il a prise de demeurer dans l’Ahaggar. Un ami, un soldat penserait peut-être autrement ? L’ermite écrit donc au général Laperrine, qui est « un esprit sage », qui se trouve en première ligne dans la bataille, et connaît aussi les choses d’Afrique.
« Ne serais-je pas plus utile sur le front ?… Si vous me dites de venir, je pars sur-le-champ, et à bonne allure. »
Par retour du courrier, deux mois plus tard, il reçoit la réponse : « Restez. »
J’ai feuilleté quarante et une lettres du Père de Foucauld, adressées à son ami, depuis décembre 1914 jusqu’au 16 novembre 1916, et que le général avait soigneusement classées. Elles sont toutes militaires. Elles racontent tout ce qu’il sait des tribus ralliées et des tribus dissidentes, leurs mouvements ; les intrigues nouées par les Senoussistes, qui sont en étroite relation avec les Turcs de Tripolitaine et avec les Allemands, les coups de main, toute la chronique du désert. A l’occasion, il prend parti. Ses conclusions sont toujours nettes et fermes. Les lettres adressées à d’autres personnes expriment surtout l’homme intérieur. Elles sont souvent très belles par leurs accents de patriotisme, d’espérance, d’autorité, par l’inquiétude aussi, secrète et enchaînée, qu’on y devine parfois. Je choisirai, de ces lettres, quelques passages, en les disposant par ordre de dates.
« 21 octobre 1914. – Ceci est la guerre d’indépendance de l’Europe contre l’Allemagne.
« 7 décembre 1914. – Envers moi, la confiance des Touareg ne cesse de s’accroître.
« 20 février 1915. – Le Sud de la Tripolitaine est troublé. Saint-Léger et 200 ou 300 soldats sont sur la frontière, pour empêcher que des bandes révoltées contre les Italiens ne fassent irruption chez nous. Il ne reste au fort Motylinski, qu’un adjudant français et 6 ou 7 soldats indigènes. Nous nous écrivons souvent, mais nous ne voyons guère : il ne peut pas quitter son poste, et moi, je ne me déplace pas sans raison grave. Il y a deux ans que je ne suis allé à Fort-Motylinski.
« 15 avril 1915. – Je vois sans cesse Ouksem. Il tricote à merveille, et presque toutes les personnes jeunes de son campement et du village se sont mises, sous sa direction, à tricoter et à faire du crochet.
« 15 juillet 1915. – Les Touareg d’ici se souviennent de vous, mon cher Laperrine, parlent de vous, vous aiment comme si vous aviez quitté hier le Sahara… Je vais bien… Les jardins de Tamanrasset s’accroissent ; il n’y a plus maintenant une seule zériba, il n’y a que des maisons, dont plusieurs avec cheminée.
« 2 août 1915 (au colonel Laperrine). – Je ne croyais pas qu’il fut permis par les lois de l’Église, à un prêtre de s’engager… Ferais-je mieux de le faire ? Si oui, comment m’y prendre ?… Entre la petite unité que je suis et zéro, il y a bien peu de différence, mais il y a des heures auxquelles tout le monde doit s’offrir.
« 2 août 1915. – Un jeune nègre qui connaît Ghardaïa, les Pères et les Sœurs, me disait, il y a quelques jours : « Quand les Sœurs viendront ici, je mettrai ma « femme chez elles pour qu’elle apprenne à tisser, et je « demanderai à être leur jardinier. »
« 19 novembre 1915. – Le courrier de l’Azdjer n’est pas encore arrivé. Mais j’apprends ceci : le poste de Tunisie Dehihat est attaqué par les Senoussistes, commandés par des officiers en uniforme kaki, avec jumelles et revolver (allemands sans doute). Le général Moinier a envoyé des renforts. La situation est grave sur toute la frontière tunisienne-tripolitaine.
« Janvier 1916. – Jamais je n’ai senti autant que maintenant le bonheur d’être Français : nous savons tous deux qu’il y a en France bien des misères ; mais, dans la guerre présente, elle défend le monde et les générations futures contre la barbarie morale de l’Allemagne.
« Pour la première fois, je comprends vraiment les croisades : la guerre actuelle, comme les croisades précédentes, aura pour résultat d’empêcher nos descendants d’être des barbares. C’est un bien qu’on ne saurait payer trop cher.
« 10 avril 1916. – Mon cher Laperrine, il paraît que quand, avec Moussa, vous êtes allé chez Fihroun, retour de Niamey, Fihroun a proposé à Moussa de vous assassiner avec votre escorte. Moussa s’y étant refusé, Fihroun lui a reproché de n’avoir pas de cœur. Moussa lui a répondu : « Tu suis ta voie, je suis la mienne ; dans « quelques années d’ici, nous verrons laquelle des deux « est la meilleure. »
Le 11 avril, nouvelle lettre au général. Le fort français de Djanet, sur la frontière tripolitaine, a été investi, au début de mars, par plus de 1.000 Senoussistes armés d’un canon et de mitrailleuses. La petite troupe de 50 hommes, commandée par le maréchal des logis Lapierre, a tenu tant qu’elle a pu tenir, pendant vingt et un jours. N’ayant plus de provisions ni d’eau, elle a fait une sortie le 24 mars, a erré trois jours dans le désert, espérant y rencontrer quelque détachement de France. Après ce temps elle a été enveloppée par les Fellagas et faite prisonnière. Lapierre a été emmené en captivité au Fezzan.
« Les Senoussistes ont la route libre pour venir ici, ajoute le Père de Foucauld. Par ce mot « ici » j’entends non Tamanrasset, où je suis seul, mais Fort-Motylinsli, capitale du pays, qui est à 50 kilomètres de Tamanrasset. Si on suit mon conseil, nous nous tirerons tous d’affaire en cas d’attaque. J’ai conseillé de se retirer, avec toutes les munitions et approvisionnements, en un lieu, inexpugnable et muni d’eau, de la montagne, où on peut tenir indéfiniment et contre lequel le canon ne peut rien. Je suis en correspondance quotidienne avec le commandant du fort Motylinski, le sous-lieutenant Constant. Si je le crois utile, j’irai lui faire de courtes visites ; s’il est attaqué, je me joindrai à lui. La population est parfaite… Nous sommes tous dans la main de Dieu ; il n’arrivera que ce qu’il permet. »
Décision nette et digne de Charles de Foucauld : ne pas quitter Tamanrasset, ni les pauvres harratin, pour l’insuffisante raison qu’il peut y avoir, d’un moment à l’autre, une incursion tentée par les Senoussistes ; mais si les soldats du poste de Motylinski sont les premiers attaqués, se joindre à eux. Dans tous les cas, être au danger. En attendant ne rien changer à ses habitudes, « garder une attitude de confiance et de sourire ».
Dès le lendemain, Charles de Foucauld part pour Fort-Motylinski, pour choisir le lieu défendable où se retirerait, en cas d’attaque, la petite garnison du bordj. Avec ses 4 Français et ses 30 indigènes, le sous-lieutenant Constant, commandant le poste, organise un réduit inexpugnable, à l’entrée des gorges de Tarhaouhaout. Cinq postes de vedettes sont établis, pour que Tamanrasset et Motylinski soient avisés de l’approche de l’ennemi.
Les menaces étaient trop graves pour que l’autorité militaire ne songeât pas à protéger le Père de Foucauld, et les Touareg ou leurs serviteurs, ralliés à notre cause, et qui habitaient Tamanrasset. Au début de 1916, elle avait fait commencer, sur les plans et sous la direction du Père, la construction d’un fortin. L’ermite changea de domicile le 23 juin. On va voir que toutes les précautions avaient été prises pour que la petite forteresse pût soutenir un siège.
Elle formait un carré de seize mètres de côté, entouré d’un fossé de deux mètres de profondeur. Aux angles, elle était renforcée par quatre bastions garnis de créneaux, et à la terrasse desquels on montait par un escalier. Les murs avaient deux mètres d’épaisseur à la base, et cinq mètres de hauteur. Aucune ouverture extérieure, si ce n’est une porte très basse. Le danger était là : que la porte fût enfoncée ; que, par surprise, l’ennemi se glissât dans la place. On y avait paré autant que possible. La première porte ne permettait pas à un homme d’entrer debout ; il fallait se courber ; de plus, elle donnait accès dans un couloir étroit fermé par une seconde porte basse. Puis, en face de l’ouverture extérieure on avait élevé un mur solide, très rapproché de la façade, de sorte qu’il était impossible de tirer, de l’extérieur, sur une personne qui se fût trouvée devant la porte d’entrée.
L’intérieur était aménagé de manière à recevoir un groupe assez important de réfugiés et de combattants. Au centre de la cour carrée, un puits. Tout autour des chambres rectangulaires. Ainsi aménagé ce fortin était imprenable par une bande armée de fusils, et défendable par un ou deux hommes armés de grenades.
« 16 juin 1916. – Le danger senoussiste paraît conjuré pour le moment. Notre fort de Djanet… a été repris par nos troupes le 16 mai… Mais ce sont des pays lointains ; quand on en parle aux autorités qui résident à Alger, elles ne croient qu’à demi ce qu’on leur dit, n’accordent qu’à moitié ce qu’on leur demande, et ne consentent à prendre les mesures nécessaires que quand un accident est arrivé.
« 16 juillet 1916 (lettre à René Bazin). — Les missionnaires isolés comme moi sont fort rares. Leur rôle est de préparer la voie, en sorte que les missions qui les remplaceront trouvent une population amie et confiante, des âmes quelque peu préparées au christianisme, et, si faire se peut, quelques chrétiens. Il faut nous faire accepter des musulmans, devenir pour eux l’ami sûr, à qui on va quand on est dans le doute ou la peine ; sur l’affection, la sagesse et la justice duquel on compte absolument. Ce n’est que quand on est arrivé là qu’on peut arriver à faire du bien à leurs âmes.
« Ma vie consiste donc à être le plus possible en relation avec ce qui m’entoure, et à rendre tous les services que je peux…
« Il y a fort peu de missionnaires isolés faisant cet office de défricheur ; je voudrais qu’il y en eut beaucoup…
« Il y a toute une propagande tendre et discrète à faire auprès des indigènes infidèles, propagande qui veut avant tout de la bonté, de l’amour et de la prudence, comme quand nous voulons ramener à Dieu un parent qui a perdu la foi…
« Le seul moyen que ces peuples deviennent Français est qu’ils deviennent chrétiens. »
« 15 septembre 1916 (lettre au général Laperrine). – Malheureusement, les nouvelles de la frontière tripolitaine sont mauvaises… Sans avoir subi d’échec, nos troupes se replient devant les Senoussistes : elles ne sont plus sur la frontière, mais bien loin en-deçà ; après avoir repris Djanet, elles l’ont évacué ; elles ont évacué d’autres points encore ; cette reculade devant quelques centaines de fusils est lamentable.
« 24 septembre 1916. – Ces jours passés, nous avons eu une forte alerte ; on a apporté la nouvelle que nous allions être attaqués ; mais la nouvelle était fausse, rien n’a paru, et les nouvelles d’hier montrent au contraire la situation comme très bonne. L’alerte n’a servi qu’à prouver la fidélité de la population ; loin de faire mine de passer à l’ennemi, elle s’est groupée autour de l’officier qui commande le fort voisin, et autour de moi, prête à défendre le fort et l’ermitage. »
« 31 octobre 1916 (au général Laperrine). – En Adzjer, un seul événement militaire depuis ma dernière lettre ; vers le 20 septembre, un gros convoi de ravitaillement, conduit par Duclos, de Flatters à Polignac, a été attaqué en cours de route, à l’oued Ehen, par 300 Senoussistes commandés par un ex-brigadier de la compagnie du Tidikelt, en dissidence depuis plusieurs années. Les Senoussistes ont été repoussés avec des pertes importantes ; toutes les charges du convoi sont arrivées à bon port à Polignac.
« Il y a environ quarante jours, un petit rezzou de Kel-Azdjer a opéré à Amrah… un assez gros rezzou senoussiste a opéré dans le nord de l’Aïr ; il a dit aux gens : « Déménagez et venez vous installer définitivement au « Fezzan avec nous ; si vous refusez, nous vous razzions. » Certains Kel-Aïr ont accepté et les ont suivis en dissidence ; es tirailleurs soudanais d’Agadès les ont rejoints, ont battu les Senoussistes et ramené les dissidents. »
« 16 novembre 1916. – Que le bon Dieu est bon de nous cacher l’avenir ! Quel supplice serait la vie s’il nous était moins inconnu, et qu’il est bon de nous faire connaître si clairement cet avenir du ciel qui suivra l’épreuve terrestre ! »
Celui qui écrivait ces lignes n’avait plus que deux semaines à vivre. Il ne le savait pas, mais il était prêt.
« Le Père de Foucauld »
René BAZIN