Ermite dans le sud-algérien

« Je suis venu porter le feu sur la terre »

Vers le milieu de 1902, la santé de Frère Charles inquiète ses amis. Il avait de la fièvre, des rhumatismes, une grande fatigue générale. Quelques officiers avaient dû écrire, à ce sujet, à la famille. Une des parentes de Frère Charles, trouvant que le régime du pain et de la tisane ne pouvait suffire à un homme encore jeune, avait demandé au missionnaire d’accepter une petite somme, chaque mois, à condition que cet argent fût employé à acheter quelque supplément de nourriture. Il lui répond : « J’accepte les 10 francs. Et pour que vous connaissiez le menu, je vous dirai que j’ajouterai au pain, des dattes, fruit très bon et très nourrissant. »

Peu après, le conseil de modération venait du directeur, l’abbé Huvelin, puis du Père Guérin. Et ce fut le coup de grâce pour le « thé du désert ».

Frère Charles se remit, et reprit sa tâche : « La Fraternité, écrit-il dans son diaire le 13 août, est une ruche de 5 à 9 heures du matin et de 4 à 8 heures du soir. Je ne cesse de parler et de voir du monde : des esclaves, des pauvres, des malades, des soldats, des voyageurs, des curieux. »

La fin de l’année approche. Les constructions et réparations du pauvre ermitage sont achevées, — en attendant que des Frères annoncent leur prochaine venue et ramènent ainsi les ouvriers au chantier. — C’est la vie ordinaire, définitive, sans doute, qui commence. Elle doit être étroite autant que possible, et Frère Charles, songeant à cette obligation de son état, croit meilleur de se priver des services qu’un soldat lui rendait, chaque, matin, en l’aidant à « faire le ménage ». On lui représente qu’il est fatigué : il maintient sa décision ; il donne cette réponse, spirituelle et grande : « Jésus n’avait pas d’ordonnance. »

Son unique souci est celui des âmes. Grâce aux deux noirs qu’il a rachetés, il peut exposer le Saint-Sacrement, dans la chapelle qui ne sera pas tout à fait déserte, aux heures où les soldats sont retenus au camp. Et puis, le jour de Noël et le lendemain, « joie immense » : des Marocains viennent lui rendre visite. Avec quelle amitié il dut les recevoir, et de quels rêves il les suivit, qu’ils ne pouvaient entendre !

En ces mêmes jours, il eut une surprise d’une autre sorte. Les âniers de la poste avaient remis au bureau des affaires indigènes un paquet. Les religieuses d’un des couvents de Terre Sainte où il avait passé, voulant faire plaisir à l’ermite qu’elles avaient connu jardinier, portier, commissionnaire, lui envoyaient un présent de Noël. Mais que donner à un ermite ? D’abord, des reliques pour la chapelle. Les donatrices y avaient joint des fleurs de la Palestine, puis une cuillère de bois, une souricière et un mètre de drap blanc. L’homme qui avait apporté le paquet voyant la misérable gandourah usée dont était vêtu le Père de Foucauld, courut chez le tailleur du bataillon, pensant que le drap blanc servirait à réparer la tunique de son ami.

Le tailleur se rendit à l’ermitage, mais revint avec une mine déconfite:

– Rien à faire.

– Comment, il ne veut pas qu’on répare sa gandourah ?

– Pas précisément, mais déjà il n’avait plus le morceau d’étoffe : il l’a donné.

En mars 1903, la Père de Foucauld reçut la visite de son ancien camarade, Henri Laperrine, commandant supérieur des oasis sahariennes. Déjà, à cette époque, cet officier, dont la carrière fut si belle, passait pour un des types achevés du cavalier colonial. Entre subir une heure d’attente dans l’antichambre d’un ministre et endurer une tempête de sable, il choisissait la tempête. D’une bonne humeur proverbiale, impressionnable, nerveux, il était d’un caractère vif, mais pardonnait aux autres leurs torts, sauf quand ils l’avaient trompé. Il savait être amical sans être familier. Son énergie était prodigieuse ; son exactitude également. A peine descendu de cheval ou de méhari, il se mettait au travail. Les courriers qui le joignaient en route pouvaient repartir, le soir même, avec la réponse. A l’heure de la sieste, il n’y avait souvent qu’un homme qui ne dormît pas : Laperrine. Là, dans le désert, il était dans son royaume, dont il connaissait tout, les hommes et les choses. Un de ses disciples et amis a dit : « Il n’était pleinement lui-même qu’à partir du moment où il posait son pied nu sur la souple encolure de son méhari. » Sa puissance, parmi tant de tribus d’Algérie, du Soudan, du Sahara, était faite de la certitude, établie par cent preuves au cœur des indigènes, que ce grand chef n’était pas leur ennemi. Laperrine ne voulait ni les humilier, ni les exploiter ; il voulait se les concilier, les faire entrer, comme protégés, comme aides et comme amis, dans une France prolongée.

La vocation de Laperrine et celle de Foucauld étaient donc sœurs, non pas semblables ni de même caractère, mais variétés, toutes deux, de la même espèce, très française et très chrétienne. Leur amitié, pendant quarante années, s’explique par cette commune intelligence du rôle civilisateur de la France. Mais je crois que d’autres éléments encore l’ont formée et maintenue. Foucauld, chez Laperrine, admirait une âme loyale, ardente, capable de sacrifier à l’idéal toutes les aises, le repos, la santé, la vie elle-même et, ce qui est plus rare, l’avancement. Laperrine admirait, chez Foucauld, des dons pareils aux siens, mis au service d’un idéal encore plus grand : la sainteté personnelle et le rayonnement de la sainteté parmi les indigènes.

Tel était le visiteur dont la venue fut une grande joie pour le Père de Foucauld. Après son passage, les jours, les mois s’écoulent, dans la solitude. Aucun autre homme ne s’offre à partager la vie de l’ermite du Sahara, il avait essayé vainement de solliciter quelques vocations de petit Frère ou de petite Sœur de la future communauté, décrit à ses correspondants, famille, amis, prêtres, moines, le caractère de son pays d’élection « si solitaire et si central, entre l’Algérie, le Maroc et le Sahara ». Et il écrivait, à la date de Pâques 1903, ces lignes humbles et magnifiques :

« Ni postulant, ni novice, ni sœur… Si le grain de blé ne meurt pas, il reste seul… Régnez en moi, Cœur de Jésus, afin que je meure enfin à moi, au monde, à tout ce qui n’est pas vous… »

Le catéchumène Paul le quitta, au moins pour un temps, le catéchumène Pierre ensuite. Il ne restait près de lui qu’un petit enfant et une vieille aveugle, qu’il baptisa le 5 mai, presque mourante, « sur son désir très nettement exprimé ».

Il attend à cette date le Père Guérin, qui faisait une « tournée d’inspection. » dans les postes des Pères Blancs. Sa correspondance avec lui est des plus touchantes :

« Je vous suis de la pensée, de la prière, dans votre voyage… Il va sans dire que vous logez, vous et votre suite -méhara compris,- à la Fraternité. Vous y êtes chez vous. Vous serez le maître ; si vous voulez, c’est moi qui serai votre invité. Je vous recevrai comme un pauvre reçoit son père tendrement aimé, c’est-à-dire très pauvrement… Votre cuisinier ne chômera pas. Vous n’auriez que moi pour cuisinier, si votre « chef » ne s’en mêlait, et je ne veux pas vous tuer avec ma cuisine…

« Il va sans dire qu’à votre arrivée, je vous ferai avant tout entrer à la chapelle, aux pieds du Maître, du Tout… Je rêve pour vous, ici, bien des jours et des nuits devant le Très Saint-Sacrement exposé. Il y a longtemps que vous n’aurez joui d’heures de silence aux pieds de la Sainte Hostie. »

Le Père Guérin et son compagnon, le Père Villard, demeurèrent cinq jours à Beni-Abbès, du 27 mai au 1er juin au soir. Le 31 mai, jour de la Pentecôte, le Père Guérin célébra la messe principale, et le diaire porte cette note : « Pour la première fois depuis bien des siècles, pour la première fois absolument, peut-être, trois prêtres sont à Beni-Abbès. »

Vers le milieu de l’année 1903, l’ermite forme le vœu de pénétrer jusqu’aux régions plus méridionales habitées par les Touareg, peuple de race berbère, intelligent et fier, beaucoup moins fanatique que l’Arabe. Il écrit le 24 juin à Mgr Guérin pour lui demander la permission d’aller s’installer chez eux, en attendant qu’il puisse y installer des prêtres.

« J’y prierai, j’y étudierai la langue et traduirai le Saint Evangile;… tous les ans je remonterai vers le Nord me confesser. Chemin faisant, j’administrerai les sacrements dans tous les postes… Je réserve l’autorisation de l’abbé Huvelin… J’écris au commandant Laperrine, lui demandant de m’autoriser à exécuter ce projet. »

Comme on le voit, l’imagination ardente de Charles de Foucauld rêve, demande, prépare de grands desseins mais, attentif à chaque plainte, et aussi à chaque nouvelle par où s’exprime le monde où il vit, il est toujours prêt à répondre et à se considérer comme en service commandé. L’été de 1903 lui offre, soudainement, l’occasion de porter les secours de la religion a des Français en péril de mort. Il est le seul prêtre dans ces régions immenses ; nos postes n’ont pas d’aumônier ; les âmes ont été négligées, bien qu’on attende d’elles la plus haute vertu d’obéissance et de sacrifice. Il n’a pas un instant d’hésitation : il part ; il remplit un des grands offices pour lesquels il s’est avancé dans le Sahara. Voici les faits.

Les attaques de convois ou de postes se multipliaient ; l’agitation pouvait, d’un moment à l’autre, tourner à la révolte. Le 16 juillet, 200 Berâbers attaquaient, à 3 heures du matin, 50 tirailleurs algériens de la compagnie d’Adrar, qui étaient obligés de battre en retraite. Neuf jours après le chef du bureau arabe de Beni-Abbès surprenait les Berâbers au puits de Bou-Kheïla, leur tuait 30 hommes et mettait les autres en fuite.

Taghit

Bientôt des entreprises plus importantes allaient être tentées contre nous. Charles de Foucauld est informé de ces rumeurs qui courent le désert. Le prêtre et l’ancien officier, tout lui-même s’émeut. Il y aura des morts et des blessés. Sûrement le devoir est là. Il écrit le 12 août au capitaine de Susbielle, commandant le bureau arabe de Taghit, que cet officier fait mettre en état de défense, à la nouvelle plus précise qu’une harka de 9.000 personnes va tomber sur la Zousfana.

La bataille se livre, du 17 au 20 août. Taghit se défend victorieusement. La harka, décimée, lève le camp le 21. Elle a 1 200 hommes hors de combat. « C’est le plus beau fait d’armes de l’Algérie depuis quarante ans, » dit Charles de Foucauld dans une lettre à sa famille.

Mais le regret le tourmente de n’avoir pas été là. Lui, l’aumônier du Sahara, il n’a pu consoler, absoudre, bénir les mourants et les blessés. N’avait-il pas demandé à partir ? Sans doute, mais il faut qu’il s’entraîne à la fatigue physique, qu’il puisse se passer d’escorte.

Alors, comme le 2 septembre un convoi est attaqué par une centaine de pilleurs embusqués, comme le combat a coûté 49 blessés du côté français, Frère Charles court au bureau des affaires indigènes ; il renouvelle sa demande. Cette fois elle est accueillie. L’aumônier du Sahara peut se rendre auprès des blessés. On lui donne un burnous, des éperons ; un des mokhazenis lui prête un cheval. A la dernière minute, un des assistants essaye de s’opposer à une aventure qu’il estime insensée :

– Comment permettre au Père de partir sans escorte ? Il sera tué en route.

– Je passerai, dit le Père simplement.

– Il passera, en effet, laissez-le aller, réplique le capitaine du bureau arabe, qui survient à ce moment ; il ne peut pas vous dire cela, mais lui, il peut traverser sans arme tout le pays soulevé ; personne ne portera la main sur lui : il est sacré.

A 10 heures, Frère Charles est en selle et part avec le courrier. On fait, à marches forcées, les 120 kilomètres qui séparent Béni-Abbés de Taghit, et le Père de Foucauld commence auprès des blessés sa mission d’ami et de prêtre. Un officier du poste, un témoin du séjour de près d’un mois qu’il passa dans la redoute, m’a dit :

« Je crois pouvoir affirmer que les 49 blessés, chacun en son temps, reçurent la Communion des mains du Père de Foucauld. »

Il revint à Beni-Abbès le 30 septembre 1903, et là, se mettant en retraite, il se demande où est le devoir :

« J’ai une grosse incertitude, écrit-il à l’abbé Huvelin, au sujet du voyage que j’avais projeté dans le Sud, dans ces oasis du Touat, Tidikelt, qui sont absolument sans prêtre, où nos soldats n’ont jamais la messe, où les musulmans ne voient jamais un ministre de Jésus… Je sais d’avance que Mgr Guérin me laisse libre, c’est donc à vous que je demande conseil…

« Je passerais dans l’Extrême-Sud deux, ou trois ou quatre mois… on m’invite, on m’attend… Je frissonne – j’en ai honte – à la pensée de quitter Beni-Abbès, le calme au pied de l’autel, et de me jeter dans les voyages, pour lesquels j’ai maintenant une horreur excessive… La raison montre aussi bien des inconvénients : laisser vide le tabernacle de Beni-Abbès, m’éloigner d’ici où peut-être il y aura des combats… Un convoi part pour le Sud le 10 janvier. Faut-il le prendre, ou ne pas partir du tout ? Je vous supplie de m’écrire une ligne à ce sujet. Je vous obéirai. »

Le 10 janvier 1904 passa. La réponse de l’abbé Huvelin ne vint pas. Le 13, un convoi escorté par 50 hommes de troupe devait partir pour le Touat et le Tidikelt. Le Père de Foucauld se décide, se joint au convoi et se dirige vers ces inconnus, les Touareg de l’Ahaggar, qui vont avoir désormais la plus large part de son amitié et de son apostolat, et chez lesquels sera consommé, un jour, son sacrifice.

« Le Père de Foucauld »

René BAZIN

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